L’histoire de la GRANGIA CISTERCIENNE de l’ECUELLE, à ILLIES (Sud-Ouest de Lille Métropole)

I Le site : la vallée de la Broelle

Il est une petite unité géographique du Weppes dont la particularité est d’être le réceptacle des eaux de La Broelle. Les sources se situent vers Herlies, près du lieu-dit les Bas-champs, au niveau des Sept Fontaines. Des courants se forment le long du Bois Chombart et à Lannoy, puis ils se rejoignent et deviennent un ruisselet dans Illies. Lorsque la Broelle passe devant l’Ecuelle et la Mottelette, elle est  grossie des eaux des fossés et elle se dirige ensuite vers Lorgies pour se jeter plus loin dans la Lys.

La caractéristique de ce site est de former une combe, un creux aux formes douces encadré par l’horizontalité des plateaux limoneux du Weppes. Le fond est à 24 mètres à l’Ecuelle; large et plat, il reçoit les courants descendant des hauteurs voisines: de Ligny-le-grand (36 mètres), du Bas-wailly (37 m), de la Maladrerie (35 m) et de la Nationale 41 (36 m au cimetière allemand). Puis il s’abaisse légèrement vers le sud-ouest, en effet la Mottelette est  23 mètres et la rue-d’en-bas à Illies à 22 m. La forme générale ressemble à celle d’un entonnoir se relevant de plus de 10 mètres sur les côtés; Aubers, Herlies, Marquillies et Illies-Bourg dominent la vallée de La Broelle et la Combe tandis que Lorgies est en contrebas.

Cette situation très particulière a été propice à l’occupation humaine dès les temps anciens. Des études minutieuses menées depuis plus d’un siècle aboutissent à une meilleure connaissance  de la période préhistorique dans la région.  « Le dictionnaire archéologique de la Gaule » indique, d’après E. Mannier, un monument découvert en 1857, à l’extrémité nord de la commune d’Illies, sur une petite colline dépendant du hameau de Laventure. Ce monument, enfoui à un mètre de profondeur était composé d’une dalle en grès brut de 1,80 m de large, reposant sur quatre pierres posées de chant, deux à deux. Une  autre dalle occupait le fond. On n’y a signalé aucun débris archéologique permettant de le dater. Il est difficile de dire si c’était un petit dolmen ou une tombe en pierres brutes d’âge plus récent. Ce mégalithe est repris dans un ouvrage de 1902 puis plus récemment en 1968 dans le « Répertoire des découverts préhistoriques du département du Nord ». Actuellement, les traces de cet édifice ont disparu. Seuls les textes en gardent la mémoire.

Un autre mégalithe existe encore à présent. Il faisait autrefois office de pont sur la Broelle à proximité des terres de Denis Demars, agriculteur demeurant à l’Halpegarbe à Illies. Il a été récemment transporté sur le territoire de Lorgies où on peut l’observer aujourd’hui. Des documents terriers mentionnent ce mégalithe depuis le XVII°. Le plus ancien texte connu

qui l’évoque est le dénombrement d’Illies servi par Hugues de Melun en juin 1602. Il y est nommé « la Plancque Broyelle ». Il est répertorié au musée de la Chartreuse de Douai avec la mention: menhir hypothétique. La grande pierre plate mesure 3,50 m de long et un demi mètre de large.

L’hypothèse d’un dolmen sur le rebord de plateau et celle d’un menhir le long de la Broelle est donc lancée. La combe aurait eu un habitat dès les temps lointains du néolithique même si la table de Laventure n’existe plus et même si la pierre de la Broelle n’est plus dressée; les textes attestent encore de leur réalité passée. Détruits par les guerres, utilisés pour des travaux, ils sont, comme des centaines d’autres dans le Nord, souvenir plus que réalité. Les évoquer c’est nous rappeler les prouesses techniques des premiers hommes de la Broelle afin de les dresser. Avec un matériel simple, animés d’un profond sentiment religieux motivés par une organisation sociale hiérarchisée, ils ont érigé ces mégalithes impressionnants qui ont marqué les esprits. Bornes mythologiques, repères directionnels, signes d’une intelligence créatrice.

Restent aussi différents matériels trouvés récemment, depuis 1980 environ, comme en témoigne la carte des implantations humaines anciennes dans la vallée de la Broelle et sur les hauteurs qui entourent ses sources. On doit ces découvertes à Yvon Hoogardie, Richard Heymerick et Jean-Claude Dhénin qui,  profitant de l’étendue nette d’un champ labouré ou du curage d’un fossé, du creusement d’une tranchée, du décapage d’un terrain à bâtir et de l’aménagement du Golf, observent, notent la localisation et la forme du site, recueillent le matériel et font part de leurs investigations au directeur des Antiquités du Nord de la France. Cette besogne, complétée par les travaux de Madame Leman-Delrive, aboutit peu à peu à une meilleure connaissance de l’implantation des zones d’occupation humaine ancienne. Avec le relevé des seize sites archéologiques connus en 1990 sur Illies, Herlies et Aubers, on domine mieux  l’évolution du peuplement de la combe de la Broelle.

II L’histoire du site de l’Ecuelle

Dès l’âge du fer, la zone était occupée par l’homme. Cinq sites archéologiques en apportent la preuve. Leur répartition est particulière: quatre sont situés sur la crête nord de la combe, un seul, le n° 16, est dans la vallée. Ceux qui sont implantés en position supérieure dominent de leurs 32 mètres, 36 mètres, et même 39 mètres les terres basses et le riez du fond. Recherchant une situation à valeur stratégique ou des terres moins inondables, les hommes de l’âge du fer y ont installé des maisons rondes ou rectangulaires constituées de poteaux de bois qui supportaient une charpente couverte de chaume. Les murs et les cloisons incluant les poteaux étaient formés de clayonnages couverts d’argile. Ces affirmations s’appuient sur la découverte d’un matériel archéologique abondant, particulièrement dans le site n°7  à Ligny le grand, au nord d’Illies. Là, une fosse en forme de cuvette, prospectée en 1985, contenait des cendres, du charbon de bois, des tessons de céramique, du torchis et un outil en silex taillé. Il a fallu les travaux de Monsieur Jean-Luc Vallin, conservateur et de Madame Leman, attachée de recherche au CNRS, pour faire parler ce matériel de remplissage et découvrir qu’il date d’environ 470 avant J.C. C’est la fin du Hallstatt et le début de la Tène, l’époque où une importante aristocratie celtique dominait la région. Les Celtes vivaient du commerce du sel et contrôlaient les voies de circulation. Habitant les hauteurs du mont Kemmel, ils recherchaient des endroits stratégiques propices à la maîtrise de leur organisation.

L’emplacement du cinquième site est situé quant à lui en bordure de la Broelle, au sud, à proximité de la Mottelette et du village d’Illies. Un noyau de population y avait aménagé le sol, l’avait converti en terres de culture et d’élevage et y avait implanté des habitations comme l’atteste la fosse-dépotoir qui y a été découverte.

Ainsi, dès l’âge du fer, deux types de peuplement cohabitent. Quelques hommes vivent dans la vallée. D’autres plus nombreux occupent les hauteurs, présentant des similitudes d’organisation avec les autres populations celtes du nord. Dans l’état actuel des fouilles archéologiques, le sol ne semble pas occupé partout, ni tout autour de la combe, ni tout au long de la Broelle; l’habitat est clairsemé.

Plus on se rapproche de l’époque gallo-romaine, plus les traces d’occupation augmentent. Au début de notre ère, on aboutit à la situation suivante: les hauteurs connaissent un peuplement important, le fond de la vallée est occupé en continu d’Herlies à Illies. La période gallo-romaine a été particulièrement brillante pour toute la combe. On s’attachera surtout au site n°6, à 24 mètres, au creux de la Broelle. Les découvertes d’Yvon Hoogardie, de Richard Heymerick et de Jean-Claude Dhénin de 1984 apportent des renseignements intéressants quant aux constructions, quant au mobilier et quant aux monnaies. Sur le site n° 6, il n’y a pas de traces de fondations dans les labours mais existent en quantité des morceaux de grès et de craie qui se mêlent à la terre de culture. Y ont été découverts aussi des fragments de tuiles: imbrex et tegulae. Ces éléments de construction permettent de recréer l’habitat du Bois Chombard à l’époque gallo-romaine. D’abord l’absence de fondations est une caractéristique des constructions légères de cette époque, petits édifices isolés, sortes de dépendances agricoles. Les murs en briques crues ou en pisé sont bâtis directement sur le sol ou sur des poutres horizontales qui ont disparu avec le temps. Ensuite la présence de craie, de grès et de tuiles fait penser à un autre type de construction: ce deuxième habitat est plus solide avec des murs et un toit résistants. Enfin l’existence des imbrex et des tegulae confère un caractère exceptionnel au site n°6. Ces pièces de couverture prouvent que la vallée de la Broelle a connu un habitat romain.

Notre connaissance de la période gallo-romaine est déjà bien précise mais depuis les travaux de mise en  place du golf en 1990-1991, elle s’est affinée. La préparation du sol a permis de mieux voir les structures profondes des sites archéologiques déjà découverts. L’arasement de la couverture de limon a été étudié attentivement afin d’analyser l’état des structures sous l’épaisseur de la terre qui s’est accumulée au fil des siècles. Tantôt à cause d’un comblement pour améliorer le terrain, parfois à cause du ravinement, peu à peu le niveau du sol de la vallée est monté, recouvrant les anciens bâtiments et les lieux de vie d’autrefois. Le décapage des terres du golf était l’occasion de faire revivre momentanément le passé. Sont apparus, dans le sillage des pelleteuses, les emplacements des bâtiments, un matériel composé de morceaux de céramique et de vase, des tuiles, des ossements, des traces de fossés et de fosses. Restaient encore en place début  1991 six sites importants, tous dans la combe occupée

Une riche villa romaine s’étend donc dans toute la combe, d’Herlies à Illies, aux premier et second siècles après J.C. Une grande ferme en exploite les terres fertiles. Si des bâtiments légers en bois et pisé continuent à exister, d’autres plus solides et plus nombreux sont construits avec des matériaux durs. L’examen trop rapide et parcellaire des structures n’a pas permis d’identifier le plan et l’orientation mais l’abondance des restes montre qu’on a affaire à un ensemble important. La présence de cette villa dans la riche plaine du Weppes vérifie l’idée que les établissements romains s’implantent systématiquement sur les sols limoneux les plus fertiles. Beaucoup s’installent sur des plateaux ou des bombements ce qui oblige au creusement de puits profonds. D’autres se fixent dans des vallées, attirés  par l’eau. C’est le cas de l’exploitation de la Broelle. La proximité des deux voies de communication à l’ouest et au sud correspond à une volonté des Romains de se trouver à la fois proches des axes importants et suffisamment éloignés pour ne pas être importunés par les pillards et les guerriers.

L’établissement agricole qui occupe toute la combe est une véritable société fermée. Elle s’autosuffit pour la plupart de ses besoins. Le matériel trouvé témoigne des activités diverses qui y sont pratiquées. Il y a une forge. On fabrique et répare sur place l’outillage en métal. On produit la céramique commune d’usage courant et on importe de la vaisselle sigillée et de la verrerie. On y stocke les céréales et un meunier y travaille. Un charretier s’affaire pour le transport des récoltes. Tous les corps de métiers s’y trouvent rassemblés: un peuple nombreux vit dans la combe. Les ossements de cimetière installé à proximité du Bois Chombart montrent que du début à la fin, toute la vie pouvait se dérouler dans la vallée. La présence de la vallée et de l’eau, justement, est un élément important d’autarcie: de nombreux fossés organisés en réseaux permettent de faire face aux besoins domestiques. Les conduites creusées dans le sol servent autant à drainer et assécher la vallée inondable qu’à amener l’eau jusqu’aux différents édifices de la combe. Telles sont les conclusions auxquelles on est amené par l’étude des sites de la Broelle. La villa des premier et second siècles peut s’autosuffire mais elle est ouverte aux échanges et au commerce; on l’a vu par la découverte des monnaies. Elle n’est pas isolée dans le Weppes; elle est même intégrée au maillage serré de l’espace rural romain. En effet, dans les environs immédiats, Herlies et Aubers présentent d’autres traces d’habitat romain.

L’organisation passe peu à peu par la tutelle de l’Eglise sur les terroirs, et ce dès la fin du premier millénaire. Les paroisses sont alors à la fois lieu de culte et domaines terriens  assurant l’entretien du curé. Illies apparaît pour la première fois en 966, dans un texte qui porte la première mention des deux villages d’Illies et de Lorgies : « Le 9 mai 966, le comte de Flandre donne à l’abbaye du mont Blandin le fisc royal d’Harnes c’est à dire Adnais avec son église et les hameaux du voisinage (…) Illies et Lorgies. » Un seigneur laïc fait don à des religieux de terres qui sont en sa possession. Et parmi ces terres se trouvent une église et des hameaux. Les hameaux ici sont Illies et Lorgies, et par cette donation les deux localités passent sous la propriété de l’abbaye Saint Pierre de Gand, située au Mont Blandin. Le texte de Saint Pierre de Gand utilise, à propos d’Illies et de Lorgies, le terme de « hameau ». Il n’y a sans doute pas encore de lieu de culte construit en 966 puisque les deux localités ne méritent pas d’être appelées des paroisses. La distinction tient à la densité de population et à ses ressources. Lorsque des terres sont incluses dans les propriétés des abbayes, deux personnes veillent à l’organisation du domaine: un officier laïc, le maire, se charge de la mise en culture; un ecclésiastique, le prieur, s’occupe de la chapelle, du service du culte et des contacts avec les hôtes attachés au sol. Cet espace agricole a son église: c’est un village-paroisse. Il faut cependant attendre la fin du XII° siècle pour qu’enfin un texte parle clairement d’autel et d’église à Illies:

« Walter, doien de la Bassée, fait savoir qu’étant dans l’église d’Illies où se trouvoit une grande assemblée d’ecclésiastiques et de laïcs, Hugues, chevalier, seigneur de Hillies, s’étant approché de l’autel, offrit sur ledit autel, par la verge et le gazon, en présence de tout le monde, un jardin provenant de Godin et un champ y attenant contenant ensemble environ un bonnier de terre »- texte non daté, mais faisant référence à des événements survenus en 1178.

A présent Illies a la statut de paroisse mais on ignore précisément à partir de quand, dans le passé, l’église fut construite; la date se situe entre 966 et 1178. Cependant, déjà, la vie religieuse s’active: les évêques confirment les donations, mesurent les tenures, vérifient la validité des actes; tout est strictement contrôlé; Illies s’intègre dans le grand ensemble à la fois féodal et religieux de l’Ancien Régime. Paroisse patronnée par Saint Vaast, Illies au XII° siècle apparaît tourné plutôt vers Arras: l’abbaye y possède des tenures, l’évêque tient le village dans son diocèse. Cependant d’autres horizons s’ouvrent: déjà l’abbaye Saint Pierre de Gand y est propriétaire, mais en plus de nouveaux venus élargissent les perspectives de la paroisse: ce sont les Cisterciens de Loos.

III La mise en place de l’Ecuelle

Différents donateurs laissent à l’abbaye de Loos, pour la « grangia » d’Illies, tantôt une terre, tantôt une rente. Pour officialiser leur don, ils ont reconnu par écrit se défaire de leur possession en présence de plusieurs témoins qui tous confirment la donation. L’évêque d’Arras regroupe ces divers actes et fait l’inventaire des biens possédés par les Cisterciens dans son territoire épiscopal. Ces documents datent pour les anciens de 1146, année de fondation de l’abbaye de Loos, et pour les plus récents de 1178, année où cette synthèse est effectuée. Les actes primitifs ont disparu, ne reste que cette « Confirmation de possession ».

Le texte traduit du latin débute ainsi:

« Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, moi Frumaldus, par la grâce de Dieu évêque d’Arras, je confirme à l’église Notre-Dame de Los la possession des terres situées dans notre diocèse à Ilgies et dans d’autres villas que Rainier de Graveleng en accord avec son épouse Walbruge et d’autres fidèles ont cédées à la susnommée église pour le salut de leurs âmes et celui de leurs ancêtres et en outre les revenus d’autel offerts à la dicte abbaye, au Seigneur et à Notre-Dame: à savoir… » (suit l’énumération des donations)

Le texte se termine par le paragraphe suivant: « Tous ces biens (…), je les confirme par l’empreinte et l’autorité de notre sceau (…); souscrits les noms de nos féaux hommes: Raoul, archidiacre; Martin et Nicolas, sous diacres de l’Eglise d’Arras; Jean de Marcoul, chapelain; maître Raoul Ariensis; Gérard de Vermela, doyen; Hugues de La Bassée, Thibaut de Villaines, Arnoul de Douvrin, prêtres. Cela fut fait l’an du verbe incarné mille cent soixante dix huit. »

Le texte de l’évêque Frumauld confirme donc les donations faites à Loos pour la « grangia » d’Illies et il promet même l’anathème à ceux qui auraient l’audace de porter atteinte à ces possessions. La « grangia » d’Illies connaît alors son apogée. Les XII° et XIII° siècles qui sont ceux de l’extension et de la richesse sont réellement des moments forts de l’histoire de l’Ecuelle.

IV Le temps des constructions à l’Ecuelle

L’Ecuelle est l’objet de nombreux textes conservés aux Archives Départementales de Lille. Il reste, en particulier, un échange épistolaire à propos de l »Esquel », datant de 1344 à 1347. Quand on parle du manoir, on évoque le « moutier d’Yllies ». Les limites du domaine sont des fossés car il est écrit que « les dits fossés vont encluant ledit manoir jusques à leur bonnier d’alloes qu’on appelle le Mes Glodin ». Il est fort intéressant de constater qu’une des premières parcelles offerte aux Cistersiens par un certain Godin vers 1196 – le don avait été effectué dans l’église d’Illies en présence du doyen de La Bassée Walter et du chevalier seigneur d’Illies Hugues – que cette parcelle et son donateur restent présents dans les appellations de lieux-dits de la paroisse; le « jardin provenant de Godin et un champ y attenant contenant ensemble environ un bonnier de terre » sont devenus le « Mes Glodin »: le passé rejoint le présent. Les fossés limitrophes sont surmontés d’un pont pour permettre le passage et en face se trouve l' »yssue » ou « ysshue »; il s’agit de la porte, de l’entrée du manoir construite en matériaux solides vu que cet endroit sert de borne et indique les limites des champs. Les bâtiments enclos à l’intérieur des fossés ne sont pas décrits – ce n’est pas ce qui importe dans ces lettres qui ont essentiellement un but juridique. Cependant d’autres repères sont cités: il y a un « vivier contre les fossés » où les convers avaient auparavant leur poisson frais; il y a également un pré: « le pré du manoir », appelé aussi le « pré de trois quartiers gisant entre l’issue du manoir et le kemin qui va au moutier d’Yllies »; il est également question du « plantin du manoir » c’est à dire des espaces plantés où « les Religieux pouvoient et povent planter et faire planter et emporter à leur pourfit toutesfois et quantesfois que il leur plaira ». L’Ecuelle est plus concrète pour nous à présent: le centre agricole vit dans un espace clos de fossés et il comprend, outre les bâtiments, un vivier, un pré, un « plantin », une « yssue », ainsi qu’un pont reliant le manoir à l’extérieur par un « kemin ». Il n’y a aucune allusion à d’éventuelles destructions relatives aux guerres.

L’Ecuelle, au milieu du XV° siècle, comprend davantage de bâtiments.

Par rapport au descriptif du siècle précédant, on a ici des précisions supplémentaires. Certaines concernent l’emplacement du fief litigieux: il est au coeur de la partie habitable du domaine agricole, il comprend « la maison manable, une partie de la court, la demie du fossé devant la porte du manoir ». Il divise la zone de franc alleu du Royaume des Estimaux en deux. D’autres précisions concernent l’Ecuelle et ses bâtiments. Une partie de ceux-ci sont anciens, voire même endomagés: le texte parle de « vieses estables ». D’autres évoquent des constructions que l’on ne connaissait pas : une grange, une porte, et même une « grande grange ». C’est la première fois qu’apparaît cette « grande grange » qui se situe, d’après le texte de 1454, « au dehors des vieses estables », à l’extérieur du carré des bâtiments de la cense.  Enfin le contour de l’Ecuelle est précisé : en plus des fossés et du pré, il y a un « gardin », c’est à dire un jardin, et l’on apprend que le chemin qui va à Ligny-le-grand part du « Ries de Yllies » c’est à dire de la Broelle.

En 1481, une lettre fait savoir que les religieux ont « faict érigier, scituer et assire ung mollin au vent en la paroisse d’Illies – chastellenie de Lille sur le grand chemin qui maisne de la dicte ville d’Illies à La Bassée ». Et la lettre précise alors les sommes versées, non pas aux artisans – ils sont les oubliés de l’histoire – mais aux différentes autorités qui toutes réclament des taxes. Une partie s’élevant à « douze livres mony de Flandre », va « au prouffict du Roy notre sire » lors de la construction du moulin; l’autre partie, douze livres par an, est versée au « iour Saint Joen Baptiste au Conte de Flandre » et à son receveur de Lille « tant et si longuement que le dit mollin sera en nature ». Et pour garantir ce paiement annuel, les religieux prennent à témoin le clergé de la paroisse  d’Illies qui doit « proceder a la retraite seloncq la coustume de pais faulte de paiement », c’est à dire retirer aux Cisterciens la jouissance du moulin si la dette n’est pas honorée. Avant de construire un moulin,  il faut donc s’assurer de sa future rentabilité car en plus des frais d’élévation, de l’impôt de création, il faut pouvoir dégager assez de bénéfices pour financer la taxe annuelle au Comte de Flandre.

L’emplacement retenu par les Cisterciens est en bordure du grand chemin de Lille à La Bassée; en effet, cet endroit est en hauteur, situé sur la ligne de partage des eaux entre les ruisseaux descendants vers la Lys d’un côté et ceux descendant vers la Deûle de l’autre. Placé à une altitude d’une trentaine de mètres, le moulin domine toute la combe de la Broelle où est située la « grangia » de l’Ecuelle. Sa position doit lui permettre de bien profiter des divers vents de la plaine de Weppes et sa situation proche du Grand Chemin permet un accès facile aussi bien pour les fermiers de l’Ecuelle cultivant vers Gravelin et Salomé que pour ceux des alentours du Bourg d’Illies. Hauteur et emplacement stratégique, le moulin réunit les deux avantages qui lui permettront de rester « tant et longhement en nature ».

Le XVI° siècle marque l’arrivée des de Melun à Illies. Ils y resteront de 1505 jusqu’à la Révolution; et même jusqu’à aujourd’hui puisque leur blason est devenu celui de la commune d’Illies. « C’est un quart d’azur à sept besants d’or, 3, 3, 1, au chef de même, à la barre de gueule ». Un massif floral situé à proximité du Monument aux morts et de l’église est chaque année planté aux couleurs jaune et bleu qui caractérisent le blason; une plaque est installée sur le mur de la maison des associations décorée aux armes des de Melun; un vitrail éclaire des mêmes tons lumineux l’escalier de la nouvelle mairie d’Illies. Le village a donc gardé, des deux siècles de présence des de Melun, un souvenir très fort.

C’est dans ce climat où Seigneurie et Eglise accentuent leur implantation que se situe le dénombrement du fief de l’Ecuelle de 1512. Malgré arrentements et fermages, la « grangia » reste encore importante. C’est la portion tenue du châtelain de Lille qui fait l’objet du dénombrement de 1512 à la « Comtesse de Vendommois de Saint-Pol, chastellaine de Lille ». La description du « fief séans en la paroisse d’Illyes qui se comprend au pourpris de notre maison et cense » est toujours la même, au fil des siècles avec des étables, la grande grange et la crête du fossé du grand jardin. Quelques termes seulement changent. Le texte évoque  en effet la « grande porte », et « au tour le chemin par lequel on va à l’église dudit lieu et tout aussi que les fossés de la dite maison. » Ces deux éléments sont nouveaux: d’abord la porte est qualifiée de « grande », ensuite l’Ecuelle est décrite comme ceinturée de fossés longés par un chemin qui en fait le tour. En effet, aujourd’hui encore, l’Ecuelle est un vaste espace carré, entouré sur les quatre côtés par des voies d’accès et des ruisseaux qui, en partie, ont été drainés et rebouchés. Elle dispose également d’une porte imposante renforcée d’épais murs de soutènement. Elle est soulignée à l’arrière par le long bâtiment de « la grande grange », à l’écart du quadrilatère de l’exploitation agricole. Peu à peu, le visage actuel de l’Ecuelle s’éclaire par les textes anciens.

A la fin du XVI° et au début du XVII°, un seigneur des Pays-Bas a l’idée de faire peindre, par des envoyés en mission, des vues cavalières de toutes les localités où il a des propriétés. Il s’agit du Duc Charles de Croÿ. Grâce à lui, il reste aujourd’hui deux mille cinq cents petits tableaux représentant paysans, bâtiments et scènes de campagne de ces années 1596 à 1611. Ce sont Adrien de Montigny et ses collaborateurs qui ont sillonné hameaux et faubourgs, crayons et pinceaux à la main. Illies fait partie du relevé méticuleux des propriétés de Croÿ. Le village apparaît enfoncé dans la verdure de sa végétation, dans un pays de champs ouverts et de bocage, l’église elle-même semblant adossée à une enfilade d’arbres à haute tige. Des bâtiments dominent le village et sont installés sur des hauteurs: un moulin d’abord, monté sur pivot, et bâti sur une éminence; l’église ensuite, haute, blanche et bleue, en pierre et en ardoises, avec un porche voûté roman; un château en briques rouges sur motte enfin, entouré de ses douves et de ses rideaux d’arbres. Le tableautin de 1603est animé par des oiseaux: certains prennent leur envol alors que d’autres picorent encore un sol fraîchement labouré de bonne terre à culture; par ailleurs deux hommes avancent d’un bon pas sur un chemin sinueux et se dirigent vers des maisons de chaume. Le point de vue du peintre est celui d’un homme qui se place au hameau du Hus et qui regarde en direction de l’église d’Illies avec plus loin le grand chemin de La Bassée à Lille. La ferme de l’Ecuelle est occultée, probablement parce que ce n’est pas une propriété de Croÿ. Le château en briques rouges représenté au premier plan est celui des de Melun.

En 1676, un état des propriétés de l’Ecuelle est dressé. Son titre est le suivant :

« Fief et seigneurie de Lescueil,

Appendances et dépendances, és terroirs d’Illies, Herlies, Marquillies, Fromelles, Hantay, et aux environs. »

Il comprend la longue énumération des tenures avec leurs occupants selon l’ordre suivant:

– Fief tenu de Lesqueul (lieux cités: Gravelen, le Marteloÿ, Trasnoÿ, Hantaÿ, Lignÿ-le-grand)

– Terres renteuses tenues du fief de Lescueil, mesure de La Bassée (lieux cités: Gravelen, Illies, la Pierre Caudron à La Bassée, la Folie, le bois des Malletz, Willy, la Maladrie, le Pilly paroisse d’Herlies, la Plancquette Warenbourg, Auberche, Herlies, le Riez des Campiaux à Herlies, le hamel du Maisnil paroisse de Marquillies, le Petit-Hantay, Fromelles, le courant d’eaue du Bois de Monchÿ,  le moulin à bled d’Herlies, Oresmieux…)

– Lesqueul, rentes d’argent et chapons (lieux cités: le Marteloy, le Touquet, la Verde Rue, Gravelen, le champ à Gaucquier, les Hoilliers à l’extrémité du dismage d’Illies, le Maisnil de Marquillies, les deux bonniers d’olivettes à Illies, le Pilly d’Herlies, Wicres, le hamel de Willy, Illies, la Pierrette Caudron, Lignÿ-le-grand, la Cliqueterie, Lignÿ-le-petit, la Lubaude, le hamel de Lannoÿ paroisse d’Illies, Monté-Couvé…)

– Muymalaforés (lieux cités : Willy, la Lubaude, le moulin d’Illies, Oresmieux, Beauvoir, Wicres, Marquillies, Warneston à Herlies, la seigneurie de la Cliqueterie, le bois des Malletz, Salomez, Coisnes, le Loup Pendu, la Croix Froment, la seigneurie de Millevoÿe…)

– Eschange de Marchiennes (lieux cités : Illies enclavement d’Arthois, Lignÿ-le-grand, le fief de la Motte-Beauchamp, la Croix de le Pierre, le hamel de Lannoÿ…)

La cense ou « grangia » de l’Ecuelle est décrite : la propriété est délimitée par

– trois piedsentes:

. l’une mène au grand moulin d’Illies,

. la seconde va à la Plancquette Warembourg,

 . la troisième conduit à la Croix de Ligny-le-grand (croix en pierre et pont de pierre)

– une carrière,

– et un champ nommé « les deux bonniers d’olivettes ».

Au nord c’est l’enclavement d’Arthois, à l’est c’est Lannoy, à l’ouest c’est le fief de la Motte-Beauchamp et devant l’Ecuelle on trouve le chemin du riez de Lesqueul. Les tenanciers qui entourent la cense sont Brunel, Pottier, Béhague, Hesséant, d’Illies, Ségon, de Beaussart, de Haillÿ, Catteau, Carpentier, Guesquières, Charlez et Lefebvre; les uns sont d’Illies-Châtellenie, les autres d’Illies-Artois.

En 1685, pour la gestion du domaine agricole, un nouvel occupant s’est installé, il s’agit de « Jean Brasme, fils de Pierre, demeurant en notre cense de Lesqueul à Illies ». Il sollicite et obtient l’accord de l’abbé de Loos « pour faire une brickerie en notre cense d’Illies. Le dit Brasme debvra prendre soing d’acheter et de faire voicturer, proche de la dite cense, le nombre de 400 razières ou environ de bon charbon de forge à prendre à Tournay, du meilleur et à meilleur marché qu’il pourra trouver (ou bien à Lille, en cas qu’il ÿ eusse du profit) pour faire 400 000 briques ou plus. Et comme nous sommes en délibération de faire quelques bastimens de brique en la dite cense, qui est en divers endroits fort caduque, nous prendrons de la dite briqueterie autant que nous trouverons convenir, et le surplus sera à la disposition dudit Brasme a condition que tous les frais et dessous nécessaires  chacun de nous en payera a concurrence et proposition du nombre et quantité que chacun en prendra ou fera employer. »

Des catastrophes météorologiques se produisent parfois ; celle de 1705 est destructrice, cela nécessite la construction d’une nouvelle étable à l’Ecuelle. La grangia, après le passage de l’ouragan, n’est pas en situation bien brillante. Le délabrement est dû à un vent d’une extrême violence. Les Cisterciens apportent leur aide financière un an après le passage de la tempête furieuse. « Au mois de septembre 1706, ont été bâties de nouvelles étables dans notre ferme de Lesqueul en partie avec notre argent, en partie avec l’argent du fermier. Dans la nouvelle ferme, il a été convenu par bail que nous fournirons le bois, les ouvriers du bois et les maçons ; le fermier fournira le reste. » Mais, sitôt les bâtiments relevés, des pillages commencent. L’abbé Dufour dans sa « Monographie de la paroisse d’Illies » confirme que « en 1708, à l’époque du siège de Lille, Illies fut pillée et fourragée aussi bien par les Français que par les Espagnols. Illies a dû faire partie de la France à partir du traité d’Utrecht en 1713, même avant que par le traité de Nimègue. »

Un plan militaire a été dressé en 1726-1727 par l’ingénieur du Roi Louis XV Claude Masse. Il renseigne très précisément sur la « grangia » et son contexte régional. Il s’agit du plus vaste domaine de la paroisse, supérieur en étendue à la propriété de Melun. La ferme est à cour fermée, le carré étant de forme légèrement irrégulière. Une porte d’entrée est marquée sur le plan. Du côté opposé à la porte, dans la cour, se trouve un décrochement dans les constructions, il s’agit du pigeonnier, bâtiment-privilège accordé uniquement aux grosses exploitations. La Broelle domestiquée passe dans de larges fossés ceinturant la « grangia » et dessinés en bleu sur la carte. La clôture de la cense est encore assurée par un rideau d’arbres qui l’entoure de tous côtés, tandis que vers les champs d’Illies-Châtellenie un bois épaissit encore la végétation qui encadre l’Ecuelle. Mais la ferme n’est pas isolée: du Bourg jusqu’au pont de la Broelle cinq maisons s’alignent sur la droite, tantôt simples logis- il y en a trois-, tantôt fermes à cour carrée- il y en a deux-. Ainsi la communauté villageoise se continue jusqu’à la « grangia » tandis que la « grangia » parallèlement s’intègre dans l’univers quotidien d’Illies.

V La grange aux blés de la cense de l’Ecuelle durant le XVIII°

L’Ecuelle mutilée par les affrontements de la guerre de 1708 va profiter des travaux incessants réalisés sous l’abbé Nicolas du Béron. La reconstruction de la cense correspond à une nécessité à la fois pour les fermiers de l’Ecuelle qui ont besoin de bâtiments pour engranger, et pour les religieux qui, sinon, se priveraient là d’un bon apport économique de proximité. La grange à blé est donc réhabilitée en 1734 à partir de ses fondations. Un expert des Cisterciens et un spécialiste en architecture monastique, Messieurs Jean-Baptiste Lefevre et Jean-Jacques Bolly, ont bien voulu s’intéresser à l’Ecuelle. Au vu des édifices dans leur état de 1992, ils précisent que la grange qui se situe à l’arrière du carré de la ferme, date bien du XVIII°. Ils l’attestent par les assertions suivantes:

– « Le grand bâtiment, vu de l’extérieur, et malgré ses mutilations, peut bien être du XVIII° siècle. On peut même calculer le pignon primitif et restituer le volume général d’origine. »

– « Le superbe intérieur – la grande salle – est bien du XVIII° siècle et on n’en construirait plus de telles après ±1760. »

1. Son état de conservation

Jean-Baptiste Lefevre confirme donc ce que l’on apprend par les archives de Loos, c’est à dire l’existence à Illies d’une grange cistercienne. Elle est conservée à l’intérieur, au sol, dans son état d’origine, plan primitif et dimensions typiques des bâtiments du XII°. L’extérieur, par contre, est très transformé mais ses dimensions la rendent, malgré tout, encore très caractéristique. Dans la plaine du Weppes, tellement bouleversée par les guerres, c’est le seul bâtiment en briques et pierres de cette importance, antérieur à la Révolution, encore debout. Sa rareté mérite qu’on s’y attarde car malgré les « mutilations » successives des XIX° et XX° siècles, la grange reste toute à fait reconnaissable.

2. Ses caractéristiques

Le bâtiment est une grande salle rectangulaire de 48 mètres de long sur 11 mètres de large, dans l’œuvre. Il est séparé en deux nefs de onze travées voûtées retombant sur dix colonnes cylindriques légèrement évasées vers le bas, aux chapiteaux formés de deux coussinets, sans piédestal à la base. Les travées reposent au niveau des murs extérieurs sur des contreforts en maçonnerie faisant saillie. La hauteur des colonnes et des contreforts est de 4,30 mètres. L’ensemble est une construction puissante, sans ornement, d’une simplicité remarquable.

3. Similitudes entre l’Ecuelle et les autres granges cisterciennes

Si l’on compare les dimensions de la grange de l’Ecuelle avec les autres bâtiments cisterciens subsistant aujourd’hui, on est étonné des similitudes de proportions.

Ecuelle                                   Cellier de Dijon ou Petit Clairvaux

L : 48 m                                 L : 50 m

l : 11 m                                  l : 9 m

2 nefs                                     2 nefs

10 colonnes                           11 colonnes

                                              Grange de l’abbaye de Maubuisson

                                              L : 55 m

                                              l : 27,50 m

                                              3 nefs

                                              9 colonnes

                                              Contenance : 100.000 gerbes

                                              Brasserie de Villers-en-Brabant

                                              L : 42 m

                                              l : 12 m

                                              2 nefs

                                              5 colonnes

                                              Grange de Troussures

                                              L : 43 m

                                              8 colonnes

Cette énumération permet de situer l’Ecuelle dans l’ensemble architectural des granges monastiques. Austère, soignée, monumentale, elle est comme les autres bâtiments cisterciens un témoin essentiel de l’Histoire. Presque toutes les granges sont de longueur avoisinant les 50 mètres, de largeur variant entre 10 et 25 mètres, avec des nefs reposant sur des piliers de bois ou de pierre. Ainsi est l’Ecuelle, modeste dans ses dimensions auprès des plus imposantes, mais convenable auprès des plus étroites ou des plus courtes.

4. Son décor

Les colonnes en pierre, les chapiteaux, les arêtes voutées des nefs accentuent l’impression de simplicité. La grange n’a pas les ornements en feuilles d’eau à crochets et les arcades brisées de Maubuisson mais ses fûts de pierre bleue constitués de 11 tambourins empilés lui confèrent une grande sobriété. Elle n’a pas de chapiteaux évasés en corbeille comme à Villers-en-Brabant mais ses deux coussinets, l’un circulaire, l’autre carré, apportent à l’œil la touche élégante qui joint avec sagesse la rondeur de la colonne et les arêtes anguleuses des maçonneries en brique. Elle n’a pas les voûtes d’ogive de la forge de Fontenay mais le remarquable assemblage des briques crée un rythme où le plaisir vient à la fois de la couleur, de la disposition et des reliefs. Du beige flammé au noir bleuté, tous les tons se succèdent déclinant des variantes où jamais le rouge n’est excessif. Avancée des contreforts. Finesse des voûtes d’arête en arc surbaissé. Jonction centrale très soignée en dôme. Détails subtils des trouées circulaires. Tout témoigne d’une parfaite maîtrise de l’art de la maçonnerie.

5. Ses origines

Sans pouvoir situer avec précision sa construction primitive, on peut observer que les similitudes avec les autres granges placent l’Ecuelle dans la lignée des bâtiments du XII° siècle. Sans doute détériorée et restaurée maintes fois, elle a probablement toujours été refaite sur ses bases primitives. Aussi, même si sa dernière « grosse réparation » date de 1734, c’est bien une ancienne grange qui vient d’être ressuscitée.

6. Sa fonction

Bâtiment utilitaire, entrepôt isolé des autres constructions de la ferme à cour carrée afin d’éviter les risques d’incendie, la grange sert essentiellement à remiser les céréales. Les récoltes y sont rentrées en gerbes. La contenance de la grange de l’Ecuelle n’est pas connue mais la comparaison avec Maubuisson (100.000 gerbes) et Ardenne (80.000 gerbes) permet de situer la récolte d’Illies au moins à 50.000 gerbes. Les céréales sont battues au fléau sur l’aire même de la grange soigneusement balayée. Un sol ancien reste présent aujourd’hui dans une des parties du bâtiments de l’Ecuelle: il s’agit d’un dallage en pierres bleues de Tournai constitué de plaques carrées de 30 centimètres environ de côté. Ces dalles sont cassées et fendues pour celles encore présentes aujourd’hui; autrefois devaient s’y entasser les gerbes de blé au temps où les hommes d’armes laissaient un peu de répit et permettaient l’engrangement des récoltes.

7. Les ouvertures pour l’accès des chariots

L’extérieur est trop remanié pour que l’on retrouve l’emplacement des ouvertures. Cependant un plan de 1835, reprenant un autre du 14 vendémiaire an 7 (1798), montre la grange avec deux avancées latérales d’égale largeur qui peuvent être des portes cochères. La disposition de l’Ecuelle fin XVIII° est donc celle d’un bâtiment légèrement en U. Les deux entrées charretières à chacune des extrémités permettent la circulation facile des chariots si c’est ainsi que l’on peut interprêter l’agencement des saillies dans le plan. Les remaniements successifs des XIX° et XX° siècles ne montrent pas dans la disposition des briques ces entrées latérales qui permettaient les passages des engins agricoles, cependant le plan est éclairant même si les structures extérieures ont disparu.

8. L’élévation primitive de la grange

Les autres granges cisterciennes, toutes bâties selon les mêmes principes, peuvent nous aider à imaginer l’apparence extérieure de l’Ecuelle: les deux façades étroites présentent encore des pignons pointus et pentus sur lesquels s’appuyait un toit ample descendant assez bas vers le sol. Les photographies des démolitions de la guerre 1914-1918 nous informent sur la taille du bâtiment: l’élévation totale y était trois fois plus importante que la hauteur des colonnes. On peut donc présumer que l’arête faîtière s’élevait à une quinzaine de mètres, ce qui est modeste pour un édifice de cette importance.

Au moment où la révolution arrive, l’Ecuelle cistercienne est dirigée par une femme Marie-Magdelaine Dillies, veuve Béghin, fermière selon un bail qui durerait encore jusqu’en 1794, d’après les clauses de son contrat. La contenance totale de l’exploitation est de 53 bonniers, le fermage est fixé à 2400 florins par an. Les édifices du domaine viennent d’être récemment reconstruits et réparés; ils comprennent un manoir, des bâtiments agricoles dont une grande grange céréalière et des étables neuves. Le quadrilatère de l’exploitation est entouré de larges fossés et de chemins. Une drève droite mène à la ferme, coupant à travers les propriétés. L’Ecuelle est rentable, elle fait vivre quantité de domestiques et d' »anciens » ainsi que de nombreux « occupeurs » qui louent des parcelles.

VI L’Ecuelle depuis la révolution et le tournant industriel du XIX°

La féodalité est abolie le 4 août 1789. Qu’adviendra-t-il alors de Marie-Magdeleine Béghin-Dillies, seule à la tête du fief agricole de l’Ecuelle qu’elle cultive à bail? Le 2 novembre 1789, la fermière est fixée sur son sort : le décret de l’Assemblée nationale met les biens ecclésiastiques à la disposition de la Nation ; l’Ecuelle revient à l’Etat et elle devient la locataire d’un domaine national. Le 13 février 1790, l’ordre cistercien est officiellement supprimé. C’est à cette date que l’Ecuelle n’est plus une « grangia » cistercienne. Le domaine de l’Ecuelle, bien national, sera vendu au même titre que toutes les terres ecclésiastiques et la somme récoltée servira à la création d’une Caisse de l’Extraordinaire. La dispersion des propriétés de Loos commence dès février 1791. Pour l’Ecuelle, la vente a lieu le 27 juillet 1791.

« Acte de vente comme bien national de l’antique ferme de l’Ecuelle, ferme de Lesceul, propriété de l’abbaye de Loos au profit du citoyen André, maire de Lille, le 27 juillet 1791.

L’an 1791, le 27 juillet, 10 heures du matin,

nous, Louis-François Brunel et Vincent Cordonnier, administrateurs du Directoire du district de Lille, en présence de Jean-Baptiste Cailliez et Guilbert Rennuye,  officiers municipaux d’Illies; Louis-Joseph Duflot et Henri Carpentier, officiers municipaux d’Attiches; Philippe-Joseph Dubreucq, officier municipal de Seclin; Jean-Baptiste Lemoine, officier municipal d’Annœulin; Pierre-Joseph Carlier et Jacques Delecourt, officiers municipaux de Lomme: nous sommes transportés avec le procureur syndic dans une des salles dudit district à ce destinée, assistés de Charles-Guy-Joseph Couvreur, où étant avons procédé à l’adjudication définitive des biens nationaux ci-devant ecclésiastiques dont les enchères ont été reçues le 11 du présent mois de juillet.

Canton de La Bassée, village d’Illies.

1. Deux bonniers huit cens sur lesquels est bâtie la ferme nommée vulgairement ferme de l’Ecuelle, aboutissant (…)

2 à 28. (…) Descriptif du reste de l’occupation de la ferme.

29. Les parties qui précèdent, formant 49 bonniers 4 cens quoique le bail comprenne 53 bonniers environ, dont la ci-devant abbaye de Loos avait jouissance, sont occupées par la veuve Béghin au rendage annuel de 2400 florins par bail commencé à la Saint Rémy 1785, et estimé, compris 4.117 florins pour les arbres croissants tant vis à vis les dites parties qu’alentour des vergers, la somme de 63.979 florins. La totalité ayant été criée, sans que personne ait enchéri sur ces parties, et portée à la somme de 110.000 florins, après seize feux allumés, compris le dernier éteint sans enchères, nous l’avons adjugée définitivement au sieur François-Etienne-Jean-Baptiste André, demeurant à Lille, plus offrant et dernier enchérisseur pour la dite somme de 110.000 florins et a signé F. André.

Enregistré à Lille le 20 août 1791, folio 84 verso, case 1. Reçu 8l 5s. Boutry

François André, le nouveau propriétaire est le futur maire de Lille

François André, le nouveau propriétaire de l’Ecuelle est fils de François André, son père, et d’Eléonore Doderel, sa mère, tous deux originaires d’Amiens. Lui-même y est né en 1735. Lors de son mariage avec Marie-Thérèse Bonte, il est qualifié de négociant-propriétaire. Il profite de la vente des biens nationaux pour acheter diverses terres et en particulier ce domaine de l’Ecuelle à Illies en août 1791. Cent dix mille florins, c’est plus que pour les autres exploitations cisterciennes mais c’est probablement intéressant et rentable dans l’esprit de François André puisqu’il choisit d’y investir son argent. Il devient maire de Lille le 14 novembre 1791 alors que les affrontements militaires se font de plus en plus vifs. Il se distingue dans le siège de Lille en septembre-octobre 1792 par son courage et sa détermination. Alors que, après Valmy, l’armée du maréchal Albert de Saxe lance un ultimatum pour que les Lillois se rendent, le maire André répond: « Nous venons de renouveler notre serment d’être fidèles à la nation, de maintenir la Liberté, l’Egalité ou de mourir à notre poste ». Malgré la pluie d’obus, la ville ne cède pas et le maire André devient le symbole du courage héroïque face à l’ennemi. Il décèdera le 29 juillet 1812, rue Esquermoise, à l’âge de 77 ans. Ainsi l’Ecuelle, par le choix et l’achat du maire André, entre désormais de plein fouet, sans transition, dans une autre histoire, celle de la Révolution et du monde bourgeois de province qui va tirer un grand profit financier des expériences politiques parisiennes.

Le « maire André », François-Etienne-Jean-Baptiste André, maire de Lille, a légué par testament olographe daté du 9-7-1811, ses biens à ses neveux.

– L’un, François-Augustin André, demeurant à Lille rue Esquermoise, est le légataire universel; il reçoit, « outre plusieurs legs, la ferme de l’Ecuelle, située à Illies ».

– L’autre, Jean-Baptiste-Louis Guidée demeurant à Paris, rue Saint-Martin, où il exerce la fonction de marchand-orfèvre et de joailler, reçoit l’autre moitié de la succession de son oncle.

Mais le domaine d’Illies n’intéresse pas le neveu François-Augustin André, de Lille, qui fait, devant notaire, cession de son bien au sieur Guidée. La propriété de l’Ecuelle passe donc dans les mains d’un orfèvre parisien en 1814. Sur place, le domaine est dirigé par Jean-Baptiste Béghin, fils de Marie-Magdeleine décédée. Le fermier a épousé Alexandrine Leroy et ensemble ils ont signé un contrat de fermage. Mais Jean-Baptiste meurt à son tour et Alexandrine Béghin-Leroy se retrouve seule pour diriger l’Ecuelle. Elle épouse alors en secondes noces Philippe-François-Joseph Brasme qui devient le fermier de l’Ecuelle en 1819. En 1928, l’orfèvre Guidée veut se défaire de sa ferme d’Illies ; elle est rachetée par deux frères, négociants à Lille; ce sont :

– Monsieur Alexandre-Benjamin-Joseph Bernard

– et Monsieur Auguste-Dominique-Joseph Bernard.

L’Ecuelle des deux frères Bernard, selon un plan dressé en 1835, par un géomètre expert, montre une ferme à cour fermée avec un portail, une pièce d’eau centrale et une petite construction en briques au milieu de la cour, le pigeonnier. Les bâtiments agricoles sont à l’intérieur d’un terrain entouré de larges fossés et entièrement planté d’arbres, tant du côté de la Mottelette que devant la propriété où l’ensemble donne l’impression d’un vaste verger. Contiguë à l’exploitation agricole, la grange à blé, avec ses colonnes en pierre et ses deux avancées en briques, se trouve sur une parc